La productivité en société et son impact sur le management en entreprise
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- 2024-2025
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- Sophia Capdevielle
Ce MON a pour objectif d'explorer la notion de 'productivité', qui semble obséder de plus en plus de personnes, et d'analyser son impact sur le monde du travail et les pratiques managériales. À travers ce travail, je souhaite également traiter le sujet des logiciels dits de 'productivité' et leurs liens avec cette dynamique.
Introduction
Dans nos sociétés contemporaines, la notion de productivité occupe une place prépondérante, tant dans la sphère professionnelle que dans la vie quotidienne. Elle est devenue une véritable obsession pour les individus et les organisations, qui cherchent sans cesse à optimiser leur temps, leurs ressources, et leurs efforts pour atteindre des objectifs de plus en plus ambitieux. Mais qu’est-ce que la productivité, et comment est-elle devenue une valeur aussi centrale dans nos vies ?
L’INSEE définit la productivité, en économie, comme “le rapport, en volume, entre une production et les ressources mises en œuvre pour l'obtenir”; les ressources mises en œuvre, aussi appelées facteurs de production, désignent par exemple le travail, le capital technique (installations, machines, outillages...), les matières premières,... Le plus souvent, lorsque l’on entend parler de productivité de nos jours, on parle en fait de productivité apparente --c’est-à-dire la productivité calculée par rapport à un seul type de ressources-- notamment de productivité apparente du travail, qui représente la valeur ajoutée au nombre d’heures travaillées.
Dans ce travail, nous explorerons comment la notion de productivité a évolué avec le temps et comment celle-ci façonne les pratiques managériales, impactant alors les organisations, les individus et leur façon de travailler. Nous analyserons également le rôle des logiciels de productivité dans cette dynamique, en évaluant leurs avantages et leurs limites.
Évolution de la notion de productivité
La productivité dans les civilisations anciennes et traditionnelles
La notion de productivité, bien que non formalisée, existait déjà dans les sociétés anciennes, et notamment très présente dans le domaine de l’agriculture. L’objectif était alors de maximiser les rendements agricoles ou artisanaux essentiels à la survie. Dans l’Antiquité, les grandes civilisations comme en Mésopotamie étaient conscientes de l’importance d’une gestion efficace des ressources naturelles et humaines pour produire des surplus agricoles. En effet, autour de 3000-1600 av. J.-C., dans ces endroits au climat presque désertique, il était essentiel de maximiser les rendements permettant alors aux populations de survivre et aux états de croître. Ce sont notamment les diverses innovations telles que les systèmes d'irrigation permettant de contrôler la distribution de l’eau qui ont permis d’augmenter la surface des terres cultivables et le rendement des cultures. [1]
De la même façon, au Moyen Âge, les innovations telles que le moulin à vent et à eau, permettant la mécanisation de certaines étapes du traitement des céréales, ou le collier d'épaule pour les animaux, permettant à ceux-ci de supporter des charges plus lourdes sans être blessées, ont permis d'augmenter la production. L'introduction du moulin à vent et à eau n’était pas simplement un progrès technique, mais bien une réponse à des besoins pressants de produire davantage pour soutenir une population en constante augmentation. Ces technologies ont donc permis de libérer une partie de la main-d'œuvre agricole, contribuant ainsi à la diversification des activités économiques. Comme l'a montré Marc Bloch dans La société féodale, ces innovations répondaient à des pressions économiques et sociales : faire face aux crises climatiques et notamment démographiques ainsi que stabiliser les structures féodales. Les paysans eux-mêmes avaient tout intérêt à améliorer leurs rendements pour se protéger contre la famine et accumuler des réserves suffisantes pour faire face aux mauvaises récoltes. Toutefois, l’idée de mesurer systématiquement la productivité, telle qu’on la conçoit aujourd’hui, n’était pas encore au centre des préoccupations économiques. La productivité restait limitée par les contraintes technologiques, et le temps de travail n’était pas encore régulé de manière industrielle. [2]
De par ces exemples, on comprend que les objectifs principaux derrière cette augmentation de la productivité étaient la survie collective et le contrôle des ressources naturelles. On observe aussi que ces augmentations de productivité étaient intimement liées aux progrès techniques et à l’innovation. Cela illustre parfaitement les propos de Michel Griffon qui explique que “pendant longtemps, les sociétés n’ont pas recherché la productivité en tant que telle. Au fur et à mesure que la population locale augmentait, la terre devenait de plus en plus rare. Cette situation a obligé les sociétés à accroître les rendements en grains par unité de surface. Mais cette recherche de productivité était le résultat d’une contrainte, pas un objectif en soi.” [3]
La productivité dans les sociétés modernes et contemporaines
La productivité, telle qu’on en parle aujourd’hui, est fortement liée au productivisme. Le productivisme est un système économique au sein duquel la production et la productivité sont des notions centrales, des objectifs essentiels. C'est dans cette dynamique que l’accroissement de la productivité a commencé à être vu comme une fin en soi et un progrès, afin de créer de la valeur. Claude Lévi-Strauss explique que les sociétés que les ethnologues étudient cherchent à préserver leur stabilité, sans ambition de croissance économique contrastant alors avec la société moderne, qui considère la production continue comme essentielle [16]. “Quand la nécessaire amélioration de la productivité pour faire face aux besoins a-t-elle cédé la place à la recherche d’une productivité toujours accrue? “, demande Michel Griffon. [3]
C’est à partir du XVIe siècle, suite aux premiers signes du capitalisme moderne, que la productivité commence à prendre de l'importance dans la pensée économique. Le XVIIIe siècle, marqué par la pensée des Lumières et les premières grandes révolutions industrielles, voit l’apparition d’idées plus formelles sur la productivité. Adam Smith, dans "La Richesse des Nations" (1776) [4], pose les bases de la productivité moderne en théorisant la division du travail. Il explique que la productivité peut être grandement améliorée en divisant une tâche complexe en plusieurs tâches simples, permettant à chaque travailleur de se spécialiser et d’acquérir une plus grande dextérité. Lorsqu’un seul artisan réalise toutes les étapes, il est beaucoup moins productif que si chaque étape est réalisée par un spécialiste, permettant ainsi une production bien plus rapide et efficace. Selon lui, cette division augmente la productivité de manière exponentielle, ce qui devient un moteur essentiel de la croissance économique. Il explique alors que selon lui, “les plus grandes améliorations dans la puissance productive du travail, et la plus grande partie de l'habileté, de l'adresse, de l'intelligence avec laquelle il est dirigé ou appliqué, sont dues, à ce qu'il semble, à la Division du travail.” (Recherches sur la Nature et les Causes de la Richesse des Nations, Volume 1)
Dans cette continuité, on retrouve le taylorisme, ou organisation scientifique du travail (OST), développé par Frederick Winslow Taylor à la fin du XIXe siècle, une des théories centrales de la productivité dans l’histoire moderne. Il préconisait une décomposition des tâches manuelles en une série de gestes simples et répétitifs, éliminant ainsi les mouvements inutiles. Cette approche permettait de réduire la marge d’erreur humaine et d’accroître la rapidité d’exécution. La clé du taylorisme réside dans la spécialisation des ouvriers et la rigoureuse division du travail. Chaque employé était assigné à une tâche spécifique et formé pour l’exécuter de façon optimisée. Celui-ci croyait que la rationalisation et la standardisation des tâches conduiraient à une nette augmentation de la productivité tout en abaissant les coûts de production. De plus, Taylor recommandait une hiérarchisation stricte du travail: les ouvriers devaient être constamment surveillés par des supérieurs chargés de s'assurer que les méthodes optimisées étaient appliquées. Les employés étaient ensuite récompensés, de façon monétaire, en fonction de leur performance et de leur rendement, créant ainsi un environnement de travail où la productivité était la mesure ultime de succès. [5]
L'influence du taylorisme s’étendit rapidement à de nombreuses industries, mais c’est Henry Ford, dans les années 1920, qui s’en inspira pleinement pour révolutionner l’industrie automobile avec sa célèbre chaîne d’assemblage. Cela a permis de produire des véhicules beaucoup plus rapidement, à des coûts considérablement réduits. Il combine cette approche avec des salaires plus élevés, le "five-dollar day" pour stimuler la consommation de masse : plus les travailleurs sont productifs, plus ils peuvent consommer, ce qui crée un cercle vertueux de production et de consommation. Cela ouvrit la voie à la production de masse, un pilier du productivisme industriel.
Dans un tout autre contexte, la notion de productivité fut également glorifiée en Union soviétique, sous le régime de Staline, notamment à travers la figure d'Alexeï Stakhanov, un mineur de Donbass devenu une icône de la propagande soviétique. En 1935, il fut crédité d’avoir extrait une quantité record de charbon en une seule nuit, 102 tonnes de charbon en six heures, soit quatorze fois la production standard d’un ouvrier. Cet exploit, bien que orchestré, donna naissance au mouvement stakhanoviste, qui encourage les ouvriers à dépasser les quotas de production fixés par l’État. Le stakhanovisme devint un outil clé du productivisme soviétique, où la productivité des ouvriers était érigée en modèle héroïque de l’homme socialiste. Ce mouvement avait pour objectif de stimuler la compétition entre les travailleurs et de célébrer ceux qui surpassaient leurs objectifs. Cependant, il provoqua aussi des tensions dans les usines, avec des accusations de falsification des résultats et des pressions accrues sur les ouvriers, constamment surveillés. Les résultats étaient souvent obtenus au prix d’un épuisement physique et mental des travailleurs. Le stakhanovisme incarne alors une version extrême du productivisme, où l’augmentation de la production devient non seulement une nécessité économique, mais aussi un impératif idéologique. [6]
Ainsi, c’est au fil des décennies que la productivité s’est imposée comme fin et objectif en soi et comme l’indicateur de la performance économique, non seulement au niveau des entreprises, mais également des États. Les politiques économiques des pays industrialisés mettent l’accent sur la croissance continue du Produit Intérieur Brut (PIB), indicateur de la productivité nationale. Comme le souligne Dominique Méda dans son ouvrage “Le travail, une valeur en voie de disparition ?", cette obsession pour la productivité repose sur une vision utilitariste du travail humain, où seule la capacité à produire du profit est valorisée et ce via le PIB. De plus, Méda critique la manière dont cette focalisation sur le rendement a progressivement occulté d'autres aspects du travail, notamment sa dimension créative et émancipatrice. De la même façon, elle explique que “Le travail décent ou soutenable ne peut s’obtenir dans un monde obsédé par le profit ou même par les gains de productivité”. [7]
Amazon est un exemple marquant de l’obsession pour la productivité dans le monde contemporain. Depuis sa création en 1994 par Jeff Bezos, la société spécialisée dans la vente en ligne ne cesse de grandir et est aujourd’hui leader dans son domaine. Amazon est également reconnue à l’international pour l’optimisation de sa chaîne logistique. L'entreprise s'appuie sur des principes proches du taylorisme, en divisant les tâches dans ses entrepôts pour maximiser l’efficacité de chaque étape du processus. Les travailleurs, souvent assignés à des postes spécifiques comme la préparation ou l'emballage des commandes, sont guidés par des outils numériques qui mesurent en temps réel leur productivité individuelle. Grâce à l’automatisation et aux avancées technologiques, comme l’utilisation de robots pour déplacer les marchandises dans les entrepôts, Amazon a drastiquement réduit les délais de traitement des commandes, permettant de répondre à la demande croissante. Cependant, cette recherche continue de la productivité a un prix : les employés de la société dénoncent souvent la pression immense à laquelle ils sont soumis pour respecter des quotas de production toujours plus élevés (7 secondes maximum pour trouver un article à emballer), au détriment de leur bien-être physique et mental. The Occupational Safety and Health Administration of The U.S. Department of Labor a par exemple annoncé en 2022 que dans six entrepôts du géant américain, les employés n’étaient pas en sécurité avec un haut risque de mal de dos, et autres troubles musculo-squelettiques: "Amazon's operating methods are creating hazardous work conditions and processes, leading to serious worker injuries.” [8]
Aujourd’hui, à l’ère post-industrielle, avec l’émergence des technologies de l’information et de la communication, la notion de productivité a évolué pour s’adapter à un monde de plus en plus immatériel. Yann Moulier-Boutang, dans “Le capitalisme cognitif" (2007), soutient que la productivité ne repose plus uniquement sur des tâches physiques, mais sur la créativité, l’innovation, et la capacité à gérer l’information. Le capitalisme moderne exploite non plus uniquement les machines et les travailleurs manuels, mais les esprits et les idées. La productivité cognitive, ou la capacité à créer de la valeur par l’innovation et le savoir, devient centrale dans des économies fondées sur les industries de pointe, les services, et les nouvelles technologies. [9]
De nos jours, la productivité est toujours un indicateur clé de la performance économique, mais elle est aussi de plus en plus questionnée notamment par les problématiques environnementales et du bien-être au travail. Des mouvements comme la décroissance ou l’économie circulaire critiquent le modèle productiviste pour son impact néfaste sur les ressources naturelles et la qualité de vie. En effet Michel Griffon explique que “la Chine, qui est devenue championne de la compétitivité, écume désormais une grande partie des matières premières mondiales et vend ses produits au monde entier en sous-payant sa main-d’œuvre. Le Brésil, champion de la compétitivité agricole, sous-paie aussi ses ouvriers et détruit rapidement l’Amazonie pour produire du maïs et du soja afin d’alimenter les volailles et les porcs chinois” [3]. Ce sont ces impacts qui sont vivement critiqués de nos jours. De plus, si la productivité a longtemps été une notion collective, liée aux performances économiques des entreprises et des États, elle a progressivement évolué vers une notion individuelle. Avec la diffusion des technologies de l’information et de la communication, le travail est de plus en plus individualisé, mesuré et évalué à travers des outils digitaux. Dans ce contexte, la productivité devient une obsession pour les travailleurs eux-mêmes, qui cherchent à optimiser non seulement leur temps de travail, mais aussi leurs activités personnelles. Des outils comme les logiciels de gestion de tâches, les applications de suivi du temps permettent aux individus de quantifier presque tous les aspects de leur vie, du travail à la forme physique en passant par le sommeil. Cet impératif de productivité individuelle s’inscrit dans un modèle où chaque minute doit être "rentabilisée", un phénomène que l’on observe dans le développement des cultures du "hustle" ou de la "grind culture" qui valorisent l’effort incessant et le travail constant. Comme l’explique Hartmut Rosa dans son ouvrage "Accélération et aliénation" (2010) [10], cette course à la productivité individuelle conduit à une accélération du rythme de vie et à une pression croissante sur les individus, qui doivent sans cesse faire plus, en moins de temps. Ce phénomène engendre non seulement une aliénation dans le travail, mais aussi dans la vie personnelle, où les moments de loisir, de repos et de socialisation sont souvent perçus comme des occasions à optimiser, plutôt que comme des fins en soi. L'épuisement professionnel, les burnouts et la quête incessante de la productivité sont devenus des enjeux centraux dans la société contemporaine. Dans un monde où chaque aspect de la vie peut être quantifié, optimisé et comparé, la productivité n’est plus seulement un outil de mesure économique, mais aussi un impératif moral, imposé à l'individu, parfois au détriment de son bien-être et de sa santé mentale. Ainsi, cette évolution montre que la productivité, initialement ancrée dans la sphère économique, a aujourd'hui sa place dans la vie quotidienne des individus.
Quels impacts sur les pratiques managériales actuelles
Le management pour encourager la productivité
Comme vu précédemment, dans les entreprises modernes, la productivité est devenue une valeur clé, permettant d’indiquer la performance économique de celles-ci. Pour maximiser cette productivité, de nombreuses pratiques managériales se sont développées afin d’optimiser le travail des employés. Le taylorisme ainsi que le fordisme ont fortement influencé les premières pratiques de management, où l'accent était mis sur la standardisation des tâches, la spécialisation des employés, et le contrôle minutieux des processus. Ces approches visent à réduire le temps d’exécution des tâches et à éliminer tout “gaspillage” de temps ou de ressources. Aujourd'hui, bien que les méthodes aient évolué, le cœur du management reste tourné vers la recherche de gain de productivité.
Prenons l’exemple du Lean management. Né dans l’industrie automobile japonaise, notamment chez Toyota, celui-ci cherche à éliminer toute forme de gaspillage dits “muda” et à améliorer la performance en plaçant la productivité au centre des préoccupations. Les mudas sont au nombre de 7 : surproduction, attentes, transport, étapes inutiles, stocks, mouvements inutiles, corrections/retouches. Il met également l'accent sur l'amélioration continue “kaizen”, incitant chaque employé à constamment chercher des moyens de rendre son travail plus efficient. Surtout présent sur les chaînes de production, le lean management s’adapte désormais à deux nombreux secteurs et notamment l’IT. [11]
Le management par objectifs (MBO), introduit par Peter Drucker, est un autre exemple de pratique managériale orientée vers la productivité. Il consiste à fixer des objectifs clairs et mesurables pour chaque employé ou équipe, alignés sur les objectifs globaux de l’entreprise. Ce système vise à responsabiliser les employés tout en maximisant leur contribution à la productivité générale. Toutefois, cette approche peut parfois créer une pression excessive pour atteindre des objectifs chiffrés, avec un risque de négliger la qualité ou la créativité dans les tâches. Dans son ouvrage intitulé “Guide indispensable des décisions efficaces”, Peter Lanore décrit différentes techniques de management, les outils utilisés, et les circonstances dans lesquelles les utiliser. [12]
On retrouve d’autres méthodes telles que Six Sigma, méthodes agiles (Scrum, Kanban), le Management par la Qualité Totale (TQM),... qui ont toutes pour objectif premier d’améliorer la productivité des individus et des équipes.
Dans ce management orienté productivité, on retrouve souvent des outils permettant de mesurer la productivité des individus, des équipes. Les plus connus sont les KPI (Key Performance Indicators) mais on retrouve également les OKR (Objectives and Key Results), Balanced Scorecard (BSC), SMART Goals, Cycle Time,... qui permettent d’optimiser le temps de travail pour produire le plus possible et de la meilleure qualité possible. On retrouve également des indicateurs plus classiques tels que le nombre de tâches complétées, la vitesse d'exécution, ou le rendement horaire. Tout cela est parfois mis en page sous forme de Dashboard que l’on peut visualiser à tout moment afin d’ajuster notre manière de travailler en temps réel pour être plus productif.
Impacts néfastes sur les travailleurs
Cependant, cette obsession pour la productivité peut avoir des conséquences néfastes sur les employés. La recherche constante de performance a souvent conduit à des formes de pression, de surveillance intensive, et à une multiplication des tâches, qui favorisent le stress et l'épuisement professionnel. Ce phénomène, connu sous le nom de burnout, est devenu l'un des problèmes majeurs dans les entreprises contemporaines. Alain Ehrenberg explique cette multiplication des troubles psychologiques, tels que la dépression ou le burn-out par cette "tyrannie de la productivité" qui pousse les individus à se définir et à évaluer leur propre valeur à travers leur capacité à accomplir toujours plus d’objectifs. Explication soutenue par Luc Boltanski et Ève Chiapello dans “Le nouvel esprit du capitalisme”.[13][14]
La standardisation et la surveillance excessive du travail peuvent également conduire à une déshumanisation des employés, où ceux-ci ne sont plus considérés que comme des ressources productives. La vision utilitariste du travail, héritée de Taylor, réduit les employés à des chiffres et des indicateurs de performance, mettant de côté leur bien-être émotionnel et leur satisfaction personnelle au travail.
De plus, la digitalisation et l'utilisation des outils de mesure de la productivité ont intensifié cette surveillance, donnant naissance à ce que certains appellent le "quantified workplace". Les outils numériques permettent aujourd’hui de mesurer avec précision le temps de travail, les pauses, la vitesse d'exécution des tâches, et même l'activité des employés devant leur ordinateur. Si ces outils sont présentés comme des aides à l'optimisation, ils instaurent souvent une culture de la méfiance et de l'hyper-contrôle, accentuant les tensions entre travailleurs et managers.
De plus, comme vu précédemment, cette obsession pour la productivité va même jusqu’à envahir leur sphère privée, ne laissant alors aucun répit.
Logiciels de “productivité”
Enfin, l'essor des technologies numériques a permis d'introduire des outils de suivi et d’analyse de la productivité. Ces technologies permettent de mesurer en temps réel la productivité, de suivre les tâches, ce qui a pour conséquence de rendre le management encore plus axé sur les chiffres et les résultats.
Qu’appelle-t-on logiciel de “productivité”
Les logiciels de productivité sont des outils informatiques conçus pour aider les utilisateurs, que ce soient des particuliers ou des entreprises, à accomplir leurs tâches plus efficacement. Leur but est d’optimiser le temps de travail, de faciliter l’organisation des tâches, et de favoriser une gestion plus fluide des projets. Parmi les logiciels de productivité on retrouve des outils de gestion de projet comme Trello ou Asana, des suites de messagerie comme Slack ou encore des logiciels plus spécialisés comme Notion pour la prise de notes et la gestion des connaissances.
Ces logiciels couvrent un large éventail de fonctions :
- Traitement de texte et tableurs : pour organiser et structurer des informations écrites ou des données chiffrées (Microsoft Word, Google Docs, Excel).
- Outils de gestion de projet : pour coordonner des équipes et des tâches, comme Trello, Asana, ou Monday.com.
- Outils collaboratifs : pour faciliter la communication et la collaboration à distance, comme Slack, Zoom, ou Microsoft Teams.
- Outils de prise de notes et d’organisation : comme Notion, Evernote, ou Todoist, qui permettent de centraliser des informations et de structurer les flux de travail.
Ces logiciels répondent à une dynamique: la nécessité d’optimiser les flux de travail au sein des organisations. Ils visent donc à maximiser la productivité individuelle et collective en facilitant l’accès aux informations, en automatisant certaines tâches répétitives, ou en organisant le travail de manière plus intuitive.
Les logiciels de productivité s’inscrivent dans la logique d’une société de plus en plus axée sur la performance, où chaque minute compte et où le travail doit être mesuré et optimisé.
Leurs impacts et limites
Impacts
L’utilisation des logiciels de productivité a eu des impacts significatifs, à la fois sur la façon dont les entreprises fonctionnent et sur le travail des individus. Ils ont permis :
- Une meilleure gestion des projets et des équipes: En facilitant la communication et la coordination, ces logiciels permettent aux équipes de suivre en temps réel l’avancement des tâches, de répartir efficacement les responsabilités, et d’éviter les goulets d'étranglement dans les processus. Des outils comme Asana ou Monday.com centralisent toutes les informations et facilitent la collaboration même à distance.
- Une automatisation des tâches répétitives: Beaucoup de ces logiciels incluent des fonctionnalités d’automatisation qui libèrent les employés des tâches manuelles ou répétitives, leur permettant de se concentrer sur des activités à plus forte valeur ajoutée. Par exemple, dans Excel, des formules complexes permettent de traiter de grandes quantités de données en quelques clics. De même avec Airtable.
- Une traçabilité et une transparence accrues: Dans une logique de quantified workplace, ces outils permettent de suivre la productivité en temps réel, d’analyser des indicateurs de performance, et de prendre des décisions éclairées en fonction de données concrètes.
- Une flexibilité accrue: Grâce aux logiciels basés sur le cloud comme Google Docs ou Notion, les utilisateurs peuvent accéder à leurs documents, les modifier et les partager de n’importe où, facilitant le travail à distance et l’adaptabilité aux environnements de travail d’aujourd’hui.
Limites
L’un des principaux inconvénients des logiciels de productivité est qu’ils peuvent renforcer la centralisation de la notion de productivité dans les sociétés contemporaines, en contribuant à une surveillance accrue des travailleurs et à une pression constante pour la performance.
- Surveillance et contrôle: Comme mentionné précédemment, ces logiciels incluent souvent des outils de suivi de la productivité individuelle, comme des rapports sur le temps de travail, les tâches effectuées, ou les niveaux d’avancement des projets. Cette surveillance permanente peut contribuer à un climat de méfiance entre managers et employés, où ces derniers se sentent constamment évalués et surveillés.
- Productivité quantitative plutôt que qualitative: Les logiciels de productivité, en centralisant des indicateurs chiffrés, tendent à valoriser la quantité de travail réalisé plutôt que la qualité. Cette approche peut pousser les employés à se concentrer sur le remplissage de tâches rapidement, sans toujours prendre le temps nécessaire pour produire un travail de qualité ou pour réfléchir à des solutions innovantes.
- Fragmentation du travail : L’utilisation de ces logiciels peut également favoriser la fragmentation du travail, notamment dans des outils comme Trello ou Asana, qui décomposent les projets en une multitude de petites tâches. Si cette approche permet de clarifier les responsabilités et de suivre l’avancement des projets, elle peut aussi déconnecter les employés de la vision d’ensemble du projet, les réduisant à l’accomplissement de micro-tâches parfois répétitives.
- Surcharge cognitive et burnout : La possibilité d’accéder en permanence à ses outils de travail, combinée à l’accumulation de tâches dans des logiciels qui centralisent tout, peut conduire à une surcharge cognitive. Les employés sont constamment sollicités par des notifications, des rappels de tâches en retard ou des demandes urgentes, ce qui peut aboutir à une fatigue mentale accrue et à des risques de burnout. Nicole Aubert, dans son ouvrage "Le culte de l’urgence", montre comment cette connexion permanente impose un rythme effréné aux individus, les incitant à toujours être en action. Elle parle de “l’immédiateté permanente", où chaque tâche doit être accomplie rapidement, augmentant ainsi la pression pour être constamment productif. [15]
Conclusion
La productivité a évolué de manière significative au fil des siècles, passant d'une préoccupation collective et liée à la survie, à un impératif économique et individuel dans nos sociétés modernes. Ainsi, la "société de la performance", comme le décrit Pierre-André Juven, ne tolère plus l'inefficacité ou la lenteur, renforçant l'idée que chaque instant doit être optimisé pour produire un résultat tangible. Cette évolution a conduit à une profonde transformation des relations sociales et professionnelles, où la productivité est perçue comme un impératif moral. Ces évolutions se sont notamment ressenties sur les diverses pratiques managériales et leurs outils associés. Cette dynamique a de plus été accentuée par le développement des TIC et des logiciels et applications dits de “productivité”. Cela entraîne des effets néfastes sur les travailleurs, tels que l'épuisement professionnel et une déshumanisation du travail mais également sur l’environnement et ses ressources.
Face à ces dérives, il devient essentiel de repenser la productivité non pas comme une fin en soi, mais comme un équilibre entre performance, bien-être des employés, et respect des ressources naturelles dans un contexte où les enjeux environnementaux et sociaux sont plus pressants que jamais. Et puis, ne pas oublier que sortir du capitalisme est toujours une solution !!
Bibliographie
[1] Nicholas Postgate – Early Mesopotamia: Society and Economy at the Dawn of History (1994)
[2] Marc Bloch – La société féodale (1939)
[3] Michel Griffon - Productivité n'est pas productivisme, introduction (2011)
[4] Adam Smith - La Richesse des Nations (1776)
[5] Frederick Winslow Taylor - The Principles of Scientific Management (1911)
[6] Jean-Paul Depretto - Les ouvriers en URSS - 1928-1941, Publications de la Sorbonne (1997)
[7] Dominique Méda - Le travail, une valeur en voie de disparition ? (1995)
[9] Yann Moulier-Boutang - Le capitalisme cognitif (2007)
[10] Hartmut Rosa - Accélération et aliénation (2010)
[11] James P. Womack et Daniel T. Jones - Lean Thinking: Banish Waste and Create Wealth in Your Corporation (1996)
[12] Peter Lanore - Guide indispensable des décisions efficaces (2023)
[13] Alain Ehrenberg- La fatigue d’être soi (1998)
[14] Luc Boltanski et Ève Chiapello - Le nouvel esprit du capitalisme (1999)
[15] Nicole Aubert - Le culte de l’urgence (2003)
[16] Claude Lévi-Strauss - Productivité et condition humaine (2001)
[17] Pierre-André Juven dans "La Société de l’efficacité",